L’Apostrophe muette
Les portraits du Fayoum sont cette population silencieuse incarnée par des visages que les fouilles ont peu à peu fait sortir des tombeaux. Réalisés dans l’Égypte romaine des trois premiers siècles de notre ère, et relevant à la fois d’une tradition mimétique grecque et d’un accompagnement rituel proprement égyptien, ils n’étaient pas destinés à être vus. Mais depuis qu’ils ont été retrouvés et identifiés, ils n’ont cessé de fasciner. Dispersée à travers le monde, leur énigme reste intacte, nous sommes avec eux devant un seuil : depuis le côté de la mort où ils ont basculé ils nous regardent, les yeux ouverts, comme s’ils étaient vivants. Du coup, via leurs noms, leurs parures, et comme sortis du réseau de bandelettes entourant les momies où ils étaient encastrés, ils nous renvoient à tout un monde qui n’existe plus et qui fut le leur. Avec eux c’est toute l’histoire du portrait et sa relation à la mort qui s’inaugure, dans une douceur étrange et insistante.
Passionné par ces visages, Jean-Christophe Bailly, a tenté, tout en reconstituant l’atelier de pensées qui les a libérés, de rendre transparente la relation que nous pouvons désormais avoir avec eux. La présente édition reprend celle publiée en 1997 par les éditions Hazan en lui ajoutant une préface qui souligne l’actualité sans fin reconduite de cet exceptionnel moment où plusieurs civilisations méditerranéennes se sont rencontrées autour d’images qui furent d’abord des gestes d’observance.
L’Industrie d’art romaine tardive
En 1901 paraît à Vienne Spätrömische Kunstindustrie, l’un des ouvrages phares de l’historien de l’art viennois Alois Riegl (1858-1905). La lecture de ce livre a fait dire à Julius von Schlosser, biographe éclairé de Riegl, qu’il cache, « sous son titre plus qu’insignifiant, la première présentation géniale de cette ‹ Antiquité tardive › qui est le prélude en Occident et en Orient de l’art ‹ médiéval › et indépendamment de laquelle on ne saurait comprendre ce dernier ».
Il est vrai que ce texte, traduit aujourd’hui pour la première fois en français, sous le titre L’Industrie d’art romaine tardive, dépasse les seuls thèmes de l’Antiquité tardive et de l’industrie d’art pour aboutir à une véritable histoire de la naissance de l’espace.
Riegl dresse tout d’abord un large panorama de l’architecture, de la sculpture et de la peinture (fresques et mosaïques), de Constantin à Charlemagne, posant les fondements de sa conception de l’évolution artistique – dans laquelle il perçoit non pas une « décadence », notion qu’il récuse, mais ce qu’il appelle un Kunstwollen, un vouloir artistique.
L’auteur s’appuie ensuite sur une étude minutieuse d’objets issus de l’industrie d’art proprement dite, principalement la bijouterie et le travail sur métal, pour illustrer les grandes lignes de sa théorie : à un certain moment, l’ombre d’un corps s’émancipe pour devenir ombre spatiale, et c’est là, dans cette évolution de la perception de la profondeur et de l’espace, dans le passage de la main à l’oeil (de l’« haptique » à l’ « optique »), que se joue l’un des moments les plus importants de toute l’histoire de l’art.
Alois Riegl, l’un des membres, avec Franz Wickhoff, de la première École viennoise d’histoire de l’art, auteur de Questions de style et du Culte moderne des monuments, est l’un des auteurs actuellement les plus « vivants » de cette génération née à Vienne au milieu du XIXe siècle.
Riegl et ses écrits ont largement dépassé le seul cercle de l’histoire de l’art. Walter Benjamin l’a défini comme une référence majeure, le philosophe Georg Lukács le considère comme l’un des« historiens réellement importants du XIXe siècle » ; le philosophe Ernst Bloch, le sociologue Karl Mannheim, les architectes Walter Gropius et Peter Behrens : tous se réfèrent à Riegl.
En France aussi, même sans avoir été traduit, ce livre et ses idées ont agi, notamment grâce au travail de passeur du phénoménologue Henri Maldiney, l’un des meilleurs lecteurs de Riegl. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Jacques Derrida, Hubert Damisch, Daniel Arasse l’ont lu et ont perçu sa portée.
Le moment est venu de découvrir enfin dans le texte cet ouvrage qui, depuis sa parution à l’orée du XXe siècle, n’a cessé d’inspirer les meilleurs esprits.
Christopher S. Wood est Carnegie Professor d’histoire de l’art à l’Université de Yale. Il est notamment l’auteur de Forgery, Replica, Fiction: Temporalities of German Renaissance Art (Chicago Press, 2008) qui a reçu le Susanne M. Glasscock Humanities Book Prize for Interdisciplinary Scholarship.
Emmanuel Alloa est maître de conférences en philosophie à l’Université de Saint-Gall en Suisse. Il est notamment l’auteur de La Résistance du sensible (Éditions Kimé, 2008) et Das durchscheinende Bild (Diaphanes, 2011).
Les Papyrus de Zénon
Découverts au Fayoum peu avant la Première Guerre mondiale, les papyrus de Zénon constituent l’ensemble documentaire le plus important – deux mille textes – que nous ait laissé l’Antiquité.
Grec de Caunos en Carie, Zénon mit à profit, comme tant d’autres, l’appel d’air créé par la conquête d’Alexandre. Il fit fortune, en Egypte et hors d’Egypte, au service d’Apollonios, tout-puissant ministre du roi Ptolémée II. Traduits ici pour la première fois en français, présentés par Claude Orrieux, historien et papyrologue, professeur à l’université de Caen, dans un exposé continu accessible aux non-spécialistes, ces documents dévoilent l’impact concret de l’hellénisation de l’Egypte : activité astucieuse des pionniers, conquêtes et malheurs de la bureaucratie agraire, rencontres et affrontements des petits Grecs et des fellahs.
Clisthène l’Athénien
En 507-506, Clisthène, membre de la grande famille des Alcméonides, venu au pouvoir avec l’aide du peuple, remanie de fond en comble les instructions de la cité d’Athènes. Ce remaniement s’inscrit dans l’espace, devenu civique. Il s’inscrit dans le temps : le temps de la cité désormais distinct du calendrier religieux. Les vieilles tribus, sans disparaître, perdent toute portée politique. Les Athéniens sont groupés en dix tribus nouvelles qui effacent les appartenances anciennes et se répartissent équitablement dans l’espace de la ville, de la côte et de l’intérieur.
Cette grande réforme qui marque le début, sinon du mot démocratie – il n’existe pas encore –, du moins de la pratique du Gouvernement populaire, les auteurs de ce livre l’ont vue à la fois comme un acte politique et comme un acte intellectuel. Ils en ont cherché l’origine dans les débuts de la philosophie grecque, elle-même née, au moins pour une part, d’une réflexion sur la cité. Ils en ont cherché les modèles, notamment dans les fondations coloniales. Ils ont montré comment l’esprit géométrique pouvait envahir la géographie, la sculpture et la politique, inspirer en même temps le pythagorisme et la réforme clisthénienne. Enfin, ils ont étudié le prolongement de cette révolution à travers un siècle et demi d’histoire grecque et athénienne, montrant comment elle a modifié les pratiques sociales et inspiré les penseurs, jusqu’à la mort de Platon.
La Peinture ancienne – Recueil Milliet
Ce livre est la réimpression d’un classique achevé en 1914, publié en 1921, sept ans après la mort de son auteur, Adolphe Reinach, tué dès le début de la guerre.
La Peinture ancienne est le premier volet d’un ouvrage gigantesque qui resta inachevé. L’auteur souhaitait réunir tous les textes grecs et latins relatifs à l’art. Seul le rassemblement des textes concernant la peinture et les peintres a pu être mené à bien. Mais il s’agit là d’une entreprise essentielle : on sait le rôle pilote joué par la peinture dans l’histoire de l’art antique, collection de chefs-d’œuvre disparus qui n’ont subsisté qu’à travers des textes, et qui – peut-être parce qu‘ils avaient disparu – n’ont cessé, depuis la Renaissance et jusqu’à nos jours, d’alimenter l’imaginaire des artistes et des écrivains.
Livre d’histoire, l’ouvrage de Reinach est lui-même devenu histoire. Les perspectives d’aujourd’hui ne sont plus celles de 1914. Il fallait donc à la fois le mettre à jour, c’est-à-dire en vérifier une à une les références, contrôler à l’aide des éditions les plus récentes l’appareil philologique, donner une bibliographie nouvelle, mais aussi situer le livre lui-même et son auteur dans le mouvement des idées et de la société. Adolphe Reinach, fils d’un homme politique célèbre, neveu de deux des plus illustres archéologues de son temps, n’est certes pas un personnage qui laisse indifférent.
Ce difficile travail de mise au point à été fait par Agnès Rouveret, archéologue, ancien membre de l’École française de Rome. Elle enseigne le latin à l’université de Paris X-Nanterre.
La Sicile antique
Voici le dixième ouvrage de Moses I. Finley traduit en français – le premier à traiter non d’un thème (comme l’économie), ni d’une époque (comme le monde homérique), mais d’une région.
C’est que la Sicile, entre les deux ailes de la Méditerranée, n’est pas n’importe quelle région. Elle fut à la fois un lieu d’échanges et un lieu de violences, avec ses massacres, ses déplacements de populations, ses villes rasées. Des Sicanes aux Espagnols, on ne compte plus ceux qui s’y sont installés, bouleversant de fond en comble paysages urbains et ruraux.
Ce livre raconte l’histoire de la Sicile antique – de la préhistoire à l’invasion arabe. Pendant cette période, l’île a été un extraordinaire laboratoire politique. C’est en Sicile que la cité a pu construire les formes les plus pures de son espace. Mais nulle part aussi, la cité n’a plus complètement échoué, nulle part la tyrannie – celle de Gélon, de Denys l’Ancien, d’Agathocle – n’a été plus fermement installée.
Terre de conflits internes, la Sicile a aussi été, et avec la même violence, un lieu d’affrontements entre cultures. En Grèce, les guerres médiques ont duré moins d’un demi-siècle, alors que l’affrontement des Grecs et des Carthaginois en Sicile a été pluriséculaire.
Espace monumental que parcourt aujourd’hui le voyageur émerveillé, la Sicile est une terre d’histoire que Finley aidera chacun à parcourir.
Le Crime des Lemniennes
Ce livre raconte un crime abominable, dont l’écho revient périodiquement dans la littérature de l’Antiquité : l’extermination de toute la population masculine de l’île de Lemnos par des femmes délaissées, outragées.
C’est ce récit mythique dont Georges Dumézil a entrepris l’étude, en 1924, cherchant à mettre en parallèle les faits légendaires racontés par les poètes et les éléments du rituel lemnien sur lesquels plusieurs auteurs anciens, notamment Philostrate, nous ont laissé des témoignages. Cela le conduit à scruter divers points que les interprètes précédents avaient négligés : le rôle central du feu dans cette île dont Héphaïstos et les Cabires sont les protecteurs ; le motif surprenant de la « mauvaise odeur » des femmes victimes du courroux d’Aphrodite ; le travestissement du roi Thoas qui seul sera sauvé.
Dumézil a écrit là des pages magistrales. En comparant les diverses versions du crime lemnien, en le rapprochant d’autres massacres non moins légendaires, il apporte la preuve que, dans les études mythologiques, seule la comparaison est féconde et permet de sortir des impasses où mène l’exégèse des récits pris isolément.
Georges Dumézil (1898-1986) s’est orienté très tôt vers des travaux de recherche comparative entre les diverses mythologies indo-européennes. La réédition de trois écrits majeurs, réunis en un seul volume (Mythe et épopée, Paris, Gallimard, Quarto, 1995) est venue consacrer le rôle déterminant de cet immense savant dans les études mythologiques du XXe siècle.
Lord Elgin
« Stupide spoliateur, misérable antiquaire aidé de ses infâmes agents» (Byron), «bienfaiteur de la nation anglaise, rénovateur du goût » (Benjamin West) – la personnalité fascinante de Lord Elgin résume à elle seule l’épopée archéologique du XIXe siècle.
Elgin sauva-t-il de la «barbarie» turque les admirables sculptures de Phidias aujourd’hui conservées au British Museum ? Commit-il un sacrilège en dépouillant un monument illustre qui avait résisté vingt-trois siècles aux assauts du temps et des hommes ? C’est la question que pose ce livre. Il raconte comment, au hasard des renversements d’alliances et des coups d’éclat militaires de Bonaparte ou de Nelson, deux équipes d’« archéologues » anglais et français (des hommes d’action, des aventuriers) se disputent les chefs-d’œuvre de l’Acropole sous l’œil tour à tour sourcilleux et perplexe de l’occupant turc.
Comment ils arrachent les métopes, scient les corniches, descellent les sculptures géantes des frontons, comment ils parviennent en pleine guerre à transporter leur butin jusqu’à Londres ou Paris.
Comment on les y accueille, et comment Elgin, si avide qu’il était d’apporter à l’Angleterre le supplément d’âme qui ferait d’elle une grande nation créatrice, finira ruiné, trompé, amer, accablé sous le poids de ces pierres qu’il croyait avoir rendues à la culture occidentale.
La Tradition orientale dans la culture grecque
Quatre essais composent cet ouvrage :
– le premier, «Traits orientalisants chez Homère », aborde nombre de points communs entre Homère et des textes orientaux – égyptiens, mais surtout babyloniens – et montre ce que l’étude des sources orientales peut apporter à la compréhension des plus anciennes épopées grecques ;
– le deuxième, « Cosmogonies grecques et orientales », confronte les constructions des philosophes présocratiques à leurs prototypes orientaux ;
– le troisième, « L’Orphisme redécouvert », fait le point sur les progrès de notre connaissance de l’orphisme grâce aux dernières lectures du papyrus de Derveni – encore partiellement inédit – et aux récentes découvertes de lamelles et plaques qu’on peut qualifier d’« orphiques », aussi bien en Thessalie qu’en Crète ou en Italie méridionale. Les spéculations qu’on y découvre nous amènent à prendre en considération l’arrière-plan multiculturel auquel contribuent l’Asie Mineure, l’Égypte et le monde iranien ;
– le quatrième, intitulé « L’Avènement des mages », porte sur la composante iranienne de cet arrière-plan multiculturel. L’apparition du mot «mage» dans la sixième colonne du papyrus de Derveni fournit l’occasion de montrer comment des doctrines et pratiques iraniennes ont pu influencer certains courants religieux et philosophiques grecs.
Savant de renommée international, Walter Burkert, né en 1931, a enseigné la philosophie classique; il est depuis 1996 professeur émérite d’histoire des religions et de philosophie grecque à l’université de Zurich. Il est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux des mythes et des religions de l’Antiquité.
Discours sacrés
Traduit pour la première fois en français, le texte d’Aelius Aristide est un document sans équivalent sur les croyances religieuses, les pratiques médicales, le statut de l’inconscient dans le monde antique.
Aristide est un sophiste de l’Asie gréco-romaine, illustre en son temps (le-IIe siècle apr. J.-C.), un de ces orateurs qui allaient de cité en cité, proposant d’habiles variations sur des thèmes connus. Mais surtout, c’est un mélancolique, un malade entièrement possédé par Asclépios, le dieu de la médecine, auquel une fois pour toutes il s’est voué.
Son récit est une manière de Journal : il y raconte jour après jour les rapports privilégiés qu’il entretient, par le canal du rêve, avec Asclépios.
Texte symptomatique, qui touche d’un côté à la clinique de l’hypocondrie et, de l’autre, au travail du rêve (jeux de mots, régression formelle) tel que Freud le décrira dans la Traumdeutung. Non pas un manuel d’interprétation, comme la Clef des songes d’Artémidore d’Éphèse, mais la chronique, souvent violente, émouvante, des apparitions du dieu, de ses prescriptions et de leurs effets.
Traduit par André-Jean Festugière, le grand helléniste, ce document ne pouvait laisser indifférent l’historien des mentalités qu’est Jacques Le Goff.