Dante en conclave Éditions Macula

Dante en conclave


Dante a laissé treize lettres. Celle qu’il envoya en 1314 aux cardinaux italiens, en particulier aux cardinaux « romains de Rome », réunis en conclave à Carpentras pour élire le successeur de Clément V, revêt une importance particulière. La lettre est conservée dans un seul manuscrit, fruit du travail de copiste du jeune Boccace. Le texte, écrit dans un latin riche en acrobaties linguistiques et syntaxiques et dense en références parfois énigmatiques aux personnages et aux événements de l’époque, a fait l’objet de relectures disparates et d’éditions sans cesse renouvelées depuis un siècle et demi (trois au cours de la dernière décennie). Les difficultés sont généralement attribuées aux erreurs de transcription de Boccace, d’où des tentatives de correction souvent désinvoltes, qui ont défiguré le texte sans le rendre véritablement compréhensible.

Pour déchiffrer ce texte, il faut d’abord connaître de première main la période de vingt ans qui va de 1294 à 1314 et les passages cruciaux de l’histoire de la papauté : l’élection de l’ermite Célestin V et son abdication inattendue au bout de quelques mois ; l’avènement de Boniface VIII, vainement combattu par les cardinaux Colonna qui le considèrent illégitime ; la politique de puissance du pape en Toscane et à l’égard de Florence ; ses relations fluctuantes avec le roi de France, Philippe le Bel, dont il subit finalement l’humiliation d’Anagni ; le bref pontificat de Benoît XI, à la recherche d’un équilibre difficile dans le conflit ouvert entre les cardinaux du parti « Boniface » (dirigé par Matteo Rosso Orsini) et les cardinaux du parti « pro-français » (dirigé par son cousin Napoléon Orsini) ; le conclave de Pérouse (1304-1305), d’où fut finalement élu l’archevêque de Bordeaux, grâce à la pression française et à la ruse de Napoléon Orsini : Clément V, qui ne s’est d’ailleurs pas déplacé de France.

Connaisseur désenchanté des conflits de pouvoir et des dynamiques de corruption dans les hiérarchies, Dante incarne, avec La Lettre aux cardinaux une nouvelle figure de l’intellectuel, du laïc qui revendique un droit de regard sur l’Église en vertu de sa foi et de sa connaissance des faits. Le poète et homme de lettres se présente ici comme un prophète, fier de proclamer seul et d’en bas ce que tout le monde sait mais que personne n’a le courage de dire. Le texte n’est ni un exercice littéraire ni une lettre ouverte, mais un appel dramatique à ne pas se résigner et à agir au plus vite.

Le volume Dante en conclave. La lettre aux cardinaux met à jour une source importante pour comprendre l’histoire de l’Église romaine depuis l’abdication de Célestin V jusqu’à la première décennie de la Papauté en Avignon, proposant en appendice une nouvelle édition critique de la Lettre aux cardinaux.

Gian Luca Potestà est professeur ordinaire d’Histoire du christianisme à l’Université Catholique du Sacré-Coeur de Milan depuis 2004, après avoir enseigné à l’Université de Palerme (1998-2001). Depuis 1990, il se consacré à l’étude de Joachim de Flore et des figures et mouvements prophétiques et apocalyptiques liés à des degrés divers à son héritage doctrinal. Il a publié les volumes L’ultimo messia. Profezia e sovranità nel medioevo (il Mulino 2014 ; trad. française Les Belles Lettres, 2018), Segni dei tempi. Figure profetiche e cifre apocalittiche (Vita e Pensiero, 2023) et trois volumes de textes grecs et latins, traduits et commentés, relatifs à L’Anticristo (coll., Fondazione Valla – Mondadori, 2005, 2012, 2019).

Jacques Dalarun est historien du Moyen Âge, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Corresponding Fellow of the Medieval Academy of America. Il pratique aussi la traduction du latin, de l’italien et de l’anglais vers le français.


Idoles gothiques


Dans Idoles gothiques, Michael Camille examine près de deux cents œuvres chrétiennes (enluminures, peintures, sculptures) qui représentent l’adoration des idoles, les « faux dieux », sur une période qui s’étend du milieu du XIIe à la fin du XIVe siècle et que les historiens de l’art qualifient en Europe de « gothique ». Il met ainsi en évidence la façon dont la société médiévale envisageait à la fois l’autre et elle-même. L’autre – hérétique, païen, juif, musulman, mais aussi couple adultère, homosexuel ou tous ceux qui succombent à l’un des nombreux vices condamnés par l’Église, luxuria, idolatria, avaricia – que les artistes de l’époque ont représenté en quantité dans leurs réalisations. L’auteur nous rappelle que représenter l’idolâtrie et les vices fut l’une des nombreuses armes de l’Église dans son combat contre certains changements parmi les plus complexes de la période, en particulier ceux qui résultaient de la sécularisation croissante de la société.

Avec ce livre, étude informée autant que récit palpitant, à l’ambition théorique affichée et au style enlevé, Michael Camille parvient à captiver ses lecteurs. Passant d’une image à l’autre pour nous montrer que l’idole hante toute la théologie occidentale des images, il nous révèle au fil des pages les stratégies mises en place pour échapper au soupçon d’idolâtrie. Michael Camille fut en son temps lui-même considéré comme un historien de l’art « iconoclaste », et l’on en comprend la raison lorsqu’on se laisse emporter par son énergie narrative, cet allant du récit, qui entraîne rapidement le lecteur loin des rivages strictement académiques auxquels il n’a jamais voulu se cantonner. Là est la grâce de cet essai à la fois savant et espiègle.

Une postface de l’historien Patrick Boucheron vient donner un éclairage actuel à ce texte qui, à l’époque de sa publication en 1989, avait déstabilisé le milieu de l’histoire de l’art. Avec 181 illustrations et un index.

Michael Camille (1958-2002), né en Angleterre, a enseigné l’histoire de l’art du Moyen Âge à l’université de Chicago de 1985 à son décès. Ancien étudiant de Cambridge, il a écrit de nombreux articles ainsi que six ouvrages dont le plus connu, Les Images dans les marges, a paru en français aux éditions Gallimard (1997).


Le Livre de la mémoire


Pour Mary Carruthers, qui traite de la transmission du savoir au Moyen Âge, le point de départ n’est ni le livre, ni l’image mais, en amont, la mémoire en tant que scène originelle où s’accumule l’archive et où, par divers protocoles précisément réglés, s’inventent les pensées nouvelles.
Dans l’immense tissu conjonctif de la mémoire médiévale circulent, épars, des textes – d’Aristote à Quintilien, d’Augustin à Thomas d’Aquin, des Psaumes à Chaucer. Les auteurs les confrontent, les rassemblent, les « rapiècent » in abstracto, avant de les coucher sur le vélin des manuscrits, selon des procédures parfois étrangement proches de nos manipulations informatiques.

Or, voici que le livre, à son tour, réactive l’appareil mnémonique, pointe dans la marge l’argument décisif (notae, tituli), accole texte et glose, suscite de nouveaux montages spéculatifs par l’efficience de la mise en page : « Le livre, écrit l’auteur, à la fois résulte de la mémoire et l’alimente. »
Médiéviste, spécialiste renommée des arts de la mémoire, Mary Carruthers est doyenne de la faculté des lettres, des arts et des sciences de l’université de New York. Elle a publié plusieurs ouvrages dont le dernier, Machina memorialis. a paru en 2002 chez Gallimard. Le Livre de la mémoire a été réimprimé huit fois en langue anglaise depuis 1992.